jeudi 11 mars 2010

Le couteau qui taille…

Le lendemain, Christophe monte à l’estive pour remplacer Pierre, qui doit repartir le soir même faire les foins sur l’exploitation, à Sallurnes. Pendant le repas de midi, le jeune berger remarque les courbes graciles de la lame brillante, et le manche en olivier de mon couteau pliable : un splendide petit Sauveterre flambant neuf. Je l’ai acheté quelques mois auparavant dans une armurerie à Pau, près de la place Verdun. J’ai une passion datant de l’enfance pour « les armes blanches », shurikens, push-daggers, khukris, tomahawks et poignards de chasse américains font partie de ma collection ; mais j’ai toujours eu un petit faible pour les couteaux régionaux. Celui-ci m’avait tapé dans l’œil alors que je bavais d’envie devant la vitrine de la boutique.

Je ne l’ai pas acheté tout de suite. Contrairement à ce que je faisais sans arrêt pendant mon adolescence (déclenchant illico l’ire de mon père), j’évite de dépenser sur un coup de tête l’argent durement gagné sur des choses dispensables, bien que ça m’arrive encore trop souvent à mon goût (et surtout à celui de ma femme) ! J’ai donc laissé mûrir l’idée quelques semaines, et quand je me suis mis à en rêver la nuit, c’était signe que le jour était venu !
Christophe me demande de lui prêter le canif, ce que je consens à faire de bonne grâce. Il le prend dans sa main, le fait tourner, l’ouvre, referme la lame. Je sens naître en lui une forme de désir pour ce bel objet fait pour s’emboiter dans la paume de la main. Il ne tarde d’ailleurs pas à me demander, sourire en coin : « Dis, il est chouette, ce petit couteau. Tu me le donnerais ? »

Je le regarde, gêné, mais avant que j’aie le temps de lui répondre par la négative, Pierre tend la main par-dessus la table, et demande : « Fais-voir ça, s’il te plait ? ». Christophe me regarde, puis fait passer le canif à son beau-père curieux. Le paysan soupèse l’objet, le manipule, puis l’ouvre, et commence à attaquer son morceau d’agneau avec. Je suis en train de l’observer, amusé, lorsqu’il lève la tête, et, feignant l’indignation, déclare : « Mais il ne taille pas du tout ton couteau ! »
« Pardon ? Bien sûr qu’il coupe ! Je l’ai fait aiguiser par l’armurier ! »

« Ah promis, il ne taille pas ! Il ne sert à rien comme ça ! Tu veux que je te l’aiguise, moi ? Tu vas voir la différence, crois moi ! »
« Euh… » J’avise les regards pressants autour de moi, je lis une légère pointe d’amusement dans l’oeil bleu de Christophe, puis me résigne : « Bon, d’accord, si vous y tenez ! »
Pierre se lève, fouille dans la boite en fer blanc qui contient les couverts, en tire une pierre à aiguiser bien entamée, crache dessus, et commence à frotter sur ses genoux (et comme un âne) la lame du Sauveterre. Déjà, là, je me demande si je n’aurais pas dû faire preuve d’un peu de courage, et refuser catégoriquement qu’il violente ainsi mon petit couteau, que je n’ai pas encore eu le temps d’apprivoiser. J’essaye de rester le plus zen possible, mais intérieurement, en bon petit matérialiste qui essaye de se soigner, je bous littéralement ! Quel rustre ! Non mais regardez-moi comme il s’acharne dessus ! Il va me la bousiller, c’est sûr !
« Là ! Voilà ! Ça, c’est ce que j’appelle un couteau qui taille », atteste t-il fier de son oeuvre, en me rendant le canif avec la lame (encore toute neuve quelques minutes auparavant) définitivement et profondément rayée sur plusieurs millimètres !
« Ah oui, c’est vrai que ce coup-ci, ça tranche bien », fais-je lâchement, d’une toute petite voix…
Nous reprenons le cours du repas, pendant lequel, d’une humeur subitement maussade et renfrognée, je me borne à répondre par « oui » ou par « non » aux rares questions qu’on me pose…

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