vendredi 12 mars 2010

Brouillard sur le plateau du Fricoulet…

Quelques jours après mon arrivée, et après m’avoir briefé de nombreuses fois, Pierre et Fernande estiment que je suis capable d’aller chercher la partie du troupeau qui vadrouille quelque part vers l’entrée du plateau de Fricoulet, pendant qu’eux vont chercher l’autre groupe, qui pacage plus en amont, de l’autre côté du ruisseau. Ils décident donc de m’y envoyer seul, et sans le chien (on ne sait jamais… il ne m’obéit pas encore !). Sauf qu’il est 17 heures, et que la montagne est tellement encotonnée de brouillard qu’on croirait qu’il est déjà minuit ! Je n’en mène pas large, surtout que le son des cloches du troupeau semble à des lieues de là où je me trouve.

Malgré tout, je veux montrer que j’en suis capable et de bonne volonté, alors j’avance, cahin-caha, en essayant d’éviter de me tordre les chevilles dans le décor, qui semble soudainement receler des pièges mortels sous chacun de mes pas. C’est sans compter sur ma méconnaissance des lieux (même en plein jour), et mon embonpoint chronique… Au bout d’un moment, j’ai l’intuition que le troupeau (dont je n’ai pas encore aperçu l’ombre d’une brebis) m’a repéré, et qu’il me fuit, redescendant vers la vallée d’Ospe en empruntant le goulet par lequel nous sommes arrivés à l’estive !

Terrorisé à cette idée, je me mets à courir comme un dératé sur le terrain accidenté, tentant vainement de contourner les moutons, tout en passant par le flanc de la montagne.

Mais soit je tombe sur des ravines, qui m’obligent à redescendre prudemment, soit je me rends compte que je pars trop en oblique… Bref, à ce moment là, je sens que la « catastrophe » est inévitable, et je suis bien incapable de relativiser !

« Après-tout, ce ne sont que des foutus ovins sans cervelle ! S’ils veulent rentrer à l’étable alors qu’ils viennent de la quitter, peu m’en chaut ! Et c’est pas Pierre, ni la Nanette qui me feront un deuxième trou au cul ! » ne me traverse même pas l’esprit. Je suis vexé et furieux contre moi-même (même si au moins, j’ai réussi à ne pas me perdre ou me blesser), et surtout,  j’ai une trouille indicible de l’accueil qu’on va me réserver à la cabane, si j’échoue…

Je reviens néanmoins au bout de quelques heures, rouge comme une tomate et essoufflé, balbutiant des explications incohérentes, et me confondant en excuses. Fernande a comme d’habitude son regard sévère. Mais avant qu’elle ne me descende sur place en paroles, Pierre, qui n’a même pas l’air courroucé, me commande : « Bon, c’est pas grave. Tu n’as qu’à commencer à traire ce paquet-ci, pendant qu’on va chercher l’autre ». Et les voilà partis dans la nuit humide, qui ne tarde pas à tomber… Je « trais » pendant trois quarts d’heure. Enfin c’est un grand mot, car les brebis font la gueule au fond du parc : ma tronche ne doit certainement pas leur revenir ! Les chiens sont tapis dans les fourrés et ne répondent pas à mes injonctions. Je ne dois pas avoir le ton suffisamment affirmé pour qu’ils aient envie d’obéir. J’en ai marre de cette journée. Je souhaite qu’elle finisse !

Au bout d’un moment, rouge de colère, tremblant de fatigue et trempé comme une garbure sous ma veste en plastique, je suis obligé de passer par dessus les palettes enchevêtrées et branlantes, sensées servir de barrières de contention, puis de contourner le troupeau en hurlant comme un alcoolique en plein delirium-tremens. Je me laisse aller à rouer de coups et insulter ces sales biques têtues et puantes (qui profitent de mon inexpérience et de ma solitude pour me faire tourner en bourrique), afin qu’elles aillent se masser de l’autre côté du parc, devant les caisses de traite.

Je me hais d’en être arrivé là, de ne pas avoir pu maîtriser ma nature humaine, qui veut imposer sa volonté au reste de la création et modeler son environnement pour son profit personnel. Oui, je me hais, mais je ne peux pas lutter. Je ne suis pas en état de me remettre en question. Et puis j’ai si souvent vu la Nanette en faire autant, qu’il ne me vient pas à l’esprit de me calmer et de procéder différemment.

Je retourne lourdement m’asseoir à mon poste, les bras en feu, le dégoût dans la bouche ; mais la brebis que j’avais jetée sans ménagement dans la caisse à traire a réussi à faire demi-tour, et à rejoint le groupe retourné s’agglutiner au fond du parc, fumant sous la bruine et me regardant avec un air de défi et de crainte mêlée. Je n’en peux plus ! Je hais ces moutons pourris, je hais cette vie de merde, je me hais ! J’ai envie de tout plaquer, de remballer mes affaires et de me tirer chez moi, comme un voleur, alors que ça fait à peine deux semaines (tout au plus) que je suis ici.

Je suis plongé dans ces sombres pensées lorsque j’entends tout à coup des cloches qui résonnent, dans mon dos, au loin. Je scrute l’obscurité, et j’aperçois la horde de salopes que j’avais poursuivie à travers le plateau de Fricoulet, quelques heures auparavant, le chien pilou à leurs basques. Ça me donne un bon prétexte pour me lever de mon banc maculé de lait moisi et d’excréments d’ovins, et aller ouvrir la barrière pour laisser entrer le bétail bêlant dans l’enclos. J’ai l’impression qu’elles sourient en me voyant, les ouailles ! Il me semble même que j’arrive à traduire leurs pensées : « Heh heh ! On t’en a bien fait voir, gros, hein, avoue ? En tout cas, nous, s’est bien marrées ! Même que demain : rebelote ! Ah mon cadet, t’as pas fini d’en chier, avec nous, crois nous !» 

La trainarde de service prend le coup de pied au cul pour les autres. Mais l’impression désagréable qui suit ne dure pas…

Quelques minutes plus tard, c’est au tour de Pierre et Fernande de sortir de l’obscurité, tranquillement, la main dans la main, l’œil hagard de bonheur… Je n’en crois pas mes yeux ! Ni mes oreilles, d’ailleurs : Nanette ne m’engueule même pas, et Pierre n’a même pas l’air de m’en vouloir… Je ne sais pas ce qu’ils ont fait tous les deux, pendant tout ce temps qui m’a paru une éternité, mais je ne veux pas le savoir ! Je ne veux même pas envisager qu’on puisse faire quelque chose d’ordre sexuel avec cette bergère cauchemardesque !!!

Après la traite, j’avale plusieurs assiettes de l’excellente soupe béarnaise que Pierre a laissée mijoter à feu doux toute la journée, et file au lit sans demander mon reste, après avoir passé du « Baume du Tigre » sur les coupures douloureuses de mes doigts, abîmés par les longues heures passées à tirer le lait des mamelles velues et dégoulinantes de suint.

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